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 Mon père, sa femme et moi

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مُساهمةموضوع: Mon père, sa femme et moi   Mon père, sa femme et moi I_icon_minitimeالثلاثاء أغسطس 14, 2018 5:11 am

Mon père, sa femme et moi
Mustapha KOUARA (Maroc)


Des fibres disparates partaient au point du jour, d’un horizon à la couleur pâle et morose du sable. Elles tissaient grossièrement une étoffe de faible lumière par-dessus notre quartier aux flancs démolis. Avec quel mépris était prononcé ce nom de mellah ! Pourtant, il sentait le souvenir d’une amitié juive parfumée mais volatilisée à jamais. Hélas ! On se souvenait qu’il avait été reconverti clandestinement en un refuge pour ces femmes qui devaient vivre de leurs charmes.
Un autre jour se levait. C’était pour nous une grâce divine ! Quant à ce vieillard nommé l’esclave, nous ne nous attendions à aucune faveur de sa part. Il excellait dans l’art d’affubler la réalité et se réjouissait de nos misères et de notre pauvreté. Nous l’appelions aussi « oreille percée », car il était un de ces dignitaires huppés et véreux qu’on soupçonnait d’avoir été enrichis à une certaine époque, par la traite d’esclaves. Malgré une opération esthétique, son oreille droite gardait les stigmates de servitude. Nous, nous étions une population productrice de résidus toxiques et génératrice de fornicateurs patentés au laboratoire de l’inactivité mystifiée. Nous remplissions nos panses avec des substances qui pouvaient tout juste nous maintenir en vie. Ensuite, nous vidions là où bon nous semblait, mais en tâchant d’éviter l’œil vigilant des gardiens de nuit. Malgré toutes nos précautions, les sacs noirs en plastique faisaient tôt de mettre à nu ce que nous désirions cacher, surtout quand les chats et les chiens fuyant les quartiers nantis en venaient à les éventrer à coup de griffes ou à coup de canines. Les éboueurs du secteur privé saisissaient ce qui restait en un tour de main. Les bêtes prenaient le pli de se manifester à l’heure où les femmes s’avançaient à la faveur de la nuit pour déposer les détritus dans un coin le plus étroit le plus en vue. Les chats venaient par troupes ; leur miaulement provoqué par l’odeur des sardines annonçait à l’avance leur arrivée. Quant aux chiens, on n’entendait pas leurs aboiements. Ils se contentaient, la plupart du temps, de flairer graisse et os et fouillaient leurs pattes dans la puanteur des sacs. La vue d’en face de notre quartier offrait un tableau folklorique aux couleurs de pelures des légumes de dernière saison.
Mon père n’avait jamais voulu me confier tout le mal que lui causait son épouse. Il la criblait de questions quand, à l’instar des autres femmes du quartier, elle revenait à la maison après avoir déposé le sac quotidien de détritus. Elle haussait les épaules et se dirigeait vers son lit. Mon regard croisait celui du père, je feignais ne rien comprendre souvent avant qu’il ne fronce les sourcils par dépit. Tous les jeunes du quartier savaient qu’elle avait les yeux pers. Mon père, lui, la savait coquette. Elle faisait très peu cas de sa vertu et elle était prête à s’offrir au premier venu, auquel il était loisible de rentrer facilement dans ses bonnes grâces. Tout compte fait, je lui trouvais mille et une raisons. Je me disais toujours qu’une femme pouvait naturellement croire au charme de sa féminité et s’en réjouir en conséquence. En vérité, elle était d’une grande beauté même quand elle me lançait un regard assassin plein de malice. Il n’est pas de doute que mon père en voulait, au fond de lui-même, à tante « Daouïa » qui parvenait à lui faire admettre que, même à soixante-cinq ans, un homme continuait toujours à être dans la force de l’âge et ne perdait nullement de sa vigueur virile. Sans l’avoir cherché, le voilà de nouveau mari un an, ou peut-être moins d’un an, après la mort de ma mère ! J’avoue qu’il avait bien raison de décider que soient fêtée, sans fanfare et dans la plus stricte intimité, la nuit des noces et ainsi la première entrée de sa nouvelle femme dans le foyer conjugal. Dans le quartier, on l’appelait « la femme du vieux ». Mon pauvre vieillard de père ne laissait apparaître sur son visage aucune marque de vexation à l’écoute de ce sobriquet. Se sentait-il incapable d’être à la mesure d’une jeunesse qu’il avait pourtant épousée ? Je ne pouvais savoir !
Notre maison ne dépassait guère les quarante mètres de superficie. Un réduit faisait office d’une latrine dans laquelle on ne pouvait se tenir qu’à genoux aussi bien dans le sens de la largeur que dans le sens de la longueur une fois la porte fermée par l’arrière. Mon père et son épouse ne partageaient plus leur chambre ; je pouvais y entrer en toute liberté. Un mur la séparait de ma chambre. La nuit, il m’était possible d’entendre le moindre souffle naturel. C’est assez dire pour ne pas parler d’un soupir ou d’un ronflement. La cuisine se trouvait dans le coin le plus dangereux de la maison. On ne pouvait y passer sans être aperçu. Le regard curieux de celui qui en sortait se portait imparablement du côté de l’alcôve, lieu des secrets intimes de l’épouse de mon père. Là, c’était une autre histoire.
Tôt le matin, je descendais dans la rue en quête d’une bouffée de fumée étourdissante. Elle seule pouvait m’ouvrir les yeux. Après quelques bouffées, je me sentais comme attiré vers la terre. J’errais dans l’univers de l’hallucination, je rêvais. Mon rêve n’allait guère au-delà du bout de mon nez. Quand l’envie de retrouver la tranquillité de l’âme me prenait, ma poitrine se soulevait comme par convulsions, se plaignait en maudissant le vide. Puis ma voix se faisait entendre, décriant l’injustice des hommes qui transgressaient les lois divines.
Le pan de l’étoffe lumineuse progressivement s’étirait du nord au sud ; le voile était ainsi enlevé sur notre misérable quartier. En l’espace d’un peu plus de cinquante ans, s’étaient succédé cinq parlementaires portant les différentes couleurs, de droite aussi bien que de gauche. Tous avaient promis de canaliser les eaux d’égout et de les faire déverser dans le fleuve au lieu de voir, en toute saison de pluie, sourdre des sources d’où émanaient des odeurs nauséabondes qui se propageaient jusqu’aux cours des maisons tremblantes comme une chair avachie. Ça restait toujours une écoute s’il pleut, des promesses en l’air !
Tout le monde dormait encore : on était accablé par la fatigue d’une veillée tapageuse n’ayant pris fin que jusqu’à la dernière heure de la nuit. « S’ils avaient quelque chose à faire, ils se seraient levés dès l’aube, bien avant même les oiseaux ». Telle était la remarque que mon père faisait chaque fois qu’il reprenait aux habitants leur habitude de garder le lit jusqu’à même après le lever du jour.
Je m’adossais au mur et je demeurais là à attendre les autres « garnements », ainsi désignés par les amies de l’épouse de mon père. Je passais en cachette ma main sur mon derrière pour m’assurer que les hémorroïdes avaient cessé de sécréter leur liquide blanchâtre. J’étais vraiment moins à mon aise debout qu’assis. Nul ne pourrait être aussi sensible à tout le supplice infligé par la posture assise que moi qui étais condamné à attendre durant cinq ans. Dieu seul savait combien de temps je demeurerais dans cette position contre le mur à attendre ce que deviendrait le quartier au fil des saisons.

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